L’année 1997 a vu la célébration de plusieurs
anniversaires de musiciens avec plus ou moins de faste. Certains ont même
fait l’objet de cérémonies officielles : Donizetti, Schubert, Mendelssohn,
Boëllmann, Brahms, Reynaldo Hahn .., et c’est tant mieux ! Mais il n’est pas
envisageable de penser à célébrer, et même si cela l’était de pouvoir le
réaliser, tous les anniversaires, tant il existe de musiciens de grande
valeur connus depuis les débuts de la musique ! Il faut forcément trier et
choisir. Mais trop souvent, hélas, des critères de mode ou tout simplement
commerciaux se font jour, sans tenir compte de la réelle valeur de l’artiste
ou de l’importance de son œuvre.
Nous estimons pour notre part avoir un devoir de mémoire
envers ces hommes qui ont participé, à un moment ou un autre de leur vie, à
la construction des fondements de notre culture et ce, sans émettre de
jugement de valeur... Musica et Memoria a déjà souvent attesté de cette
opinion en publiant des biographies, plus ou moins étoffées, de musiciens
oubliés ou méconnus. A nouveau, nous allons essayer de faire revivre,
l’espace de ces lignes, l’un de ceux-ci, qui aurait bien mérité quelques
célébrations à l’occasion du bicentenaire de sa naissance, car son oeuvre et
son action furent des plus importantes dans le renouveau du chant grégorien
au milieu du dix-neuvième siècle.
Le Père Louis Lambillotte fut en effet l’un des
promoteurs, avec Fétis, Danjou, d’Ortigue, Coussemaker et le chanoine
Gonthier, de la restauration de ce chant d’Eglise qu’est le chant grégorien.
Il ouvrit en somme la voie à Dom Pothier qui, vers 1860, parvint à renouer
le fil de la tradition qui s’était rompu depuis plusieurs siècles. Mais
avant d’aller plus en avant, disons quelques mots rapides sur l’histoire du
chant liturgique de l’Eglise catholique romaine, qui, comme chacun sait, est
exécuté à l’unisson par des voix d’hommes.
Le chant grégorien, qu’on le fasse venir des synagogues,
des principes de la musique gréco-romaine ou encore des chants populaires,
s’imposa dès les premiers siècles de notre ère. On raconte que sa vertu
d’édification était si grande qu’il arrachait des larmes à Saint Augustin.
Il faut dire que son inspiration est toujours sincère et qu’il brille par sa
grâce, son rythme et la simplicité de sa structure. Il reçut sa forme
définitive au VI° siècle avec le pape Grégoire Ier (590-604). Rapidement ce
chant fut diffusé un peu partout et des écoles de chant furent fondées à
Cantorbéry, Metz et Saint-Gall notamment. Prière collective, la mélodie
grégorienne se transmettait à l’origine oralement, puis peu à peu fut notée
au moyen des neumes. Mais l’invention mélodique, puis la découverte de la
polyphonie parvinrent à dénaturer le plain-chant romain qui déclina à partir
du XII° siècle, pour en arriver à une décadence totale au XVIII° siècle. Les
principes d’exécution étaient perdus et les mélodies totalement altérées.
La Révolution ne fit qu’accentuer la disparition du
grégorien. Au dix-neuvième siècle si les romantiques maintenaient la musique
chrétienne avec quelques compositions d’inspiration religieuse, la musique
d’église tombait en quenouilles. Palestrina était inconnu. La musique
italienne envahissait nos sanctuaires où l’on interprétait même des airs
d’opéras à peine modifiés, telle cette Messe de Rossini composée d’airs
d’Othello, du Barbier de Séville et de Sémiramide ! Alors apparurent des
hommes comme Choron, le prince de la Moskowa et Félix Clément qui
redécouvrirent Bach, Haendel ou encore des compositions du XIII° siècle.
Puis d’autres musiciens, comme le Père Lambillotte, remontèrent encore plus
loin dans le passé pour restaurer l’art grégorien. Ils ouvrirent la voie aux
bénédictins de Solesmes (Dom Guéranger, puis Dom Pothier) qui parvinrent à
fixer définitivement l’interprétation du chant grégorien. L’Eglise approuva
ces travaux et en donna une édition officielle. Enfin Pie X, dans son
Motu proprio du 8 janvier 1904, rendit obligatoire cette édition et
décréta la restauration de la musique sacrée achevée.
Après les travaux de Fétis et surtout de Danjou qui
découvrit, en 1847, le manuscrit bilingue de Montpellier contenant les
chants de la messe notés en neumes et en lettres, le Père Lambillotte
parvint à utiliser ces neumes et à indiquer le moyen de retrouver la phrase
grégorienne...
Mais qui était ce Père Lambillotte, restaurateur du chant
grégorien, musicologue, compositeur, organiste et maître de chapelle, dont
on a perdu le souvenir ? Né le 27 mars 17971
à Charleroi (Belgique), il reçut dès l’âge de 7 ans des leçons de musique
d’un abbé italien et fut durant une dizaine d’années organiste à Charleroi,
puis à Dinant. En 1820, il rentra au séminaire jésuite de Saint-Acheul, dans
la Somme, en même temps que ses deux frères, les futurs Pères Joseph et
François Lambillotte. Il poursuivit ensuite ses études au séminaire d’Aix
(1823-1825) avant d’être admis dans la Compagnie de Jésus, le 14 août 1825 à
Paris, par le R.P. Nicolas Godinot, préposé provincial pour la France. Il
effectua alors son noviciat à Avignon du 14 août 1825 au 10 septembre 1826,
où il était venu faire une année de philosophie, puis émit ses premiers
voeux à Montrouge, le 15 octobre 1827, le célébrant étant le R.P. Jean-Baptiste
Gury. Après un nouveau passage à Saint-Acheul (1827-1829) afin d’étudier la
théologie, le Père Lambillotte effectua son troisième an au séminaire
d’Estavayer (Suisse), du 27 octobre 1834 au 29 septembre 1835, sous le
supériorat du R.P. Nicolas Godinot. Là, il obtint sa licence de universa en
morale le 17 novembre 1834 et à la même époque prononça ses derniers voeux à
Brugelette, le 15 août 1835, le célébrant étant Achille Guidée. Il passa le
reste de sa vie au séminaire de Brugelette, en Belgique, et vint à mourir
lors d’un séjour à Paris, le 27 février 1855 à Vaugirard.
Les appréciations portées sur son dossier attestent qu’il
brillait en musique et qu’il était très doué pour diriger des choeurs de
musique. Dans les divers postes qu’il occupa (préfet de discipline,
professeur d’allemand ou directeur du catéchisme) à Saint-Acheul, Estavayer
ou Brugelette il était toujours en plus directeur du chant, maître de
musique ou encore organiste.
Passionné par l’étude des langues mortes, dans lesquelles
il excellait (latin et grec), il mit ainsi à profit ses connaissances
approfondies pour tenter de retrouver l’authenticité des chants d’église.
C’est ainsi que ses écrits tiennent une place importante dans l’histoire de
la renaissance du chant grégorien en France au dix-neuvième siècle. La liste
de ses travaux est impressionnante. Contentons-nous d’en citer les plus
importants :
- Antiphonaire de Saint Grégoire, fac-similé du
manuscrit de Saint-Gall, cod. 359, avec des notes historiques et
critiques (1851),
- Clef des mélodies grégoriennes (1851),
- Quelques mots sur la restauration du chant liturgique (1855),
- Esthétique, théorie et pratique du chant grégorien, restauré d’après
la doctrine des anciens et les sources primitives (1855).
Le Père Dufour, éditeur des deux derniers ouvrages, a
publié également le Graduale et le Vesperale, d’après les
réformes du Père Lambilotte, en notation chorale, avec transcription en
notation moderne (1856).
Le Père Louis Lambillotte était aussi un compositeur,
principalement de musique religieuse. C’est ainsi que l’on trouve dans son
catalogue abondant les oeuvres suivantes : Mélodies religieuses (5
livraisons contenant chacune 6 romances), Paris, 1841, in 4° - Musée des
organistes célèbres, 2 volumes, Paris, 1842-1844 (collection des
meilleures fugues composées pour l’orgue, classées progressivement et
choisies dans les différentes écoles) - Choix de cantiques à 3 ou 4
voix, Paris, 1843 - Petit salut, 1844-45 - Première collection de
12 saluts, avec orgue et orchestre, en 12 livraisons contenant 42
morceaux - Motets, publiés de 1843 à 1846 - Deuxième collection de
12 saluts, Paris, 1854 - Chants à Marie, Paris, 1840 à 1854 (en 3
parties) - 30 litanies à 3 et 4 voix, Paris, 1844
etc..., ainsi que des Oratorios pour grand orchestre ou orgue
(Paris, 1846), des psaumes, des messes (Messe pascale, Messes avec
orgue et orchestre, Messe solennelle en style grégorien du 5e
mode...) et des recueils de cantiques ou de chants sacrés2...
Comme nous venons de le voir l’œuvre du Père Lambillotte
tient incontestablement une place de choix au cœur de la musique sacrée,
tant par ses écrits que par ses compositions. Il est cependant un peu
regrettable que ce musicien n’ait fait l’objet d’aucune manifestation à
l’occasion du bicentenaire de sa naissance. Il est vrai que le grégorien a
été remisé depuis bien longtemps au placard par la plupart de nos prêtres,
en mal de renouveau soi-disant culturel, pour y substituer une musique de
bastringue dénuée d’âme. Ceci explique sans doute cela ! A part quelques
sanctuaires qui perpétuent précieusement l’usage du grégorien, on peut guère
en entendre de nos jours que lors de certaines publicités télévisuelles ou
dans les hit-parades. Quel paradoxe, n’est-ce pas ? !
Denis Havard de la Montagne